L’intersection entre le droit de la Charî’a et le droit de la famille européen

Briefing
August 2020

Les rapports entre le droit de la Charî’a et le droit de l’Union européenne occupent décidément de plus en plus les juridictions européennes. Dans une situation purement interne où le droit national renvoie au règlement « Rome III » (règlement n° 1259/2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps), la Cour de justice de l’Union européenne accepte de répondre à la question préjudicielle posée, mais estime qu’un divorce prononcé selon les règles de la Charî’a en Syrie n’entre pas dans le champ d’application matériel de ce texte.

Il reste néanmoins opportun de s’interroger si les juridictions nationales peuvent accepter les effets d’un divorce religieux prononcé en dehors de l’Union européenne, pouvant être contraires à l’ordre public.

1er acte – la Cour de justice veut répondre à la question

L’arrêt Sahyouni (C 372/16) est à l’origine des questions préjudicielles posées par une juridiction allemande. Il s’agit d’un litige opposant des époux syriens naturalisés allemands au sujet de la demande de reconnaissance d’une décision de divorce prononcée par une instance religieuse en Syrie. Selon la Charî’a, le divorce se concrétise par un acte de répudiation résultant de la volonté unilatérale de l’époux, selon une loi discriminatoire, au détriment de l’épouse.

D’abord, on se demande si le « Bruxelles II bis » (règlement n° 2201/2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale) n’a pas vocation à s’appliquer en l’espèce, puisqu’il s’agit d’une demande de reconnaissance d’une décision de divorce étrangère. La réponse est assez simple : ce règlement n’est pas applicable à la reconnaissance des décisions rendues dans un pays tiers. Il vise les décisions de divorce rendues par une juridiction d’un État membre.

De surcroît, on peut se demander légitimement pourquoi évoquer l’application du règlement Rome III, dès lors que cet instrument permet aux époux de choisir la loi applicable à leur divorce. Ce règlement vise également les divorces prononcés par une juridiction d’un État membre. À savoir que la nationalité de parties, en l’occurrence deux nationaux allemands, ne joue pas un rôle important dans le cadre de l’application du règlement.

La justification de la saisine de la Cour de justice se fait très simplement par le fait que depuis l’entrée en vigueur du règlement Rome III, les conditions de fond de la reconnaissance en Allemagne d’un divorce privé prononcé dans un État tiers sont examinées au regard de ce règlement. Cette pratique juridique résulterait de la suppression, par le législateur allemand, à la suite de l’entrée en vigueur de ce règlement, de la disposition relative au droit matériel applicable au divorce. Partant, l’application du règlement Rome III en l’espèce est un motif suffisamment fort pour justifier la saisine de la Cour de justice. En réalité, la Cour rappelle qu’il est indispensable à l’ordre juridique de l’Union, pour éviter des divergences d’interprétation futures, que toute disposition de droit de l’Union reçoive une interprétation uniforme, quelles que soient les conditions dans lesquelles elle est appelée à s’appliquer.

Si, à priori, la Cour de justice est compétente pour interpréter de façon uniforme l’application du règlement Rome III, comment fait-elle concrètement pour s’esquiver de sa prérogative ?

2e acte – OUI, mais en fait le règlement est inapplicablen

Selon l’article 10 du règlement Rome III, la loi choisie par les parties sera écartée si elle ne prévoit pas le divorce ou n’accorde pas à l’un des époux, en raison de son appartenance à l’un ou à l’autre sexe, une égalité d’accès au divorce ou à la séparation de corps : à défaut, s’appliquera la loi du for.

Ce texte est important car la loi désignée peut être celle d’un État non membre de l’Union européenne, notamment celle d’un pays musulman dont le droit ne prévoirait pas un accès égal au divorce à l’homme et à la femme. Ainsi, l’ordre public du for ne devrait jouer en revanche que de façon marginale : selon l’article 12, l’application d’une disposition de la loi désignée en vertu du règlement ne peut être écartée que si cette application est manifestement incompatible avec l’ordre public du for.

Force est de constater que le règlement ouvre la grande porte conduisant le juge national à traiter de la compatibilité ou incompatibilité des divorces religieux qui ne garantissent pas une inégalité de traitement entre les époux. Ce débat est maintenant transféré à la Cour de justice, qui ne se penche pas véritablement sur le problème de discrimination, mais plutôt sur l’analyse du champ d’application matériel du règlement Rome III, qui consiste à savoir ce que recouvre la notion de « divorce » au sens du règlement « Rome III », en se livrant à un examen des termes, mais également du contexte et des objectifs poursuivis par la règlementation en cause.

La notion de divorce n’étant pas expressément définie par le texte, ce qui ne permet donc ni d’inclure, ni d’exclure la notion de divorce privé, la Cour statue que les divorces au sens du règlement Rome III visent exclusivement les divorces prononcés soit par une juridiction étatique, soit par une autorité publique ou sous son contrôle.

Enfin, la Cour de justice a conclu que le règlement Rome III est inapplicable à la reconnaissance d’un divorce prononcé en Syrie par un tribunal religieux.

Acte final – Le juge national peut-il refuser la reconnaissance d’un jugement de divorce religieux ?

En jugeant le règlement Rome III inapplicable, la Cour de justice s’est esquivée à éclairer une question qui porte sur la dimension substantielle de la justice dans l’Espace de liberté, de sécurité et de justice. Pourtant, elle aurait pu estimer utile de répondre aux questions portant sur l’interprétation de l’article 10 du règlement, pour le cas où cela puisse servir à la mise en œuvre du droit national par la juridiction de renvoi. D’autant plus que ce texte n’est pas une simple précision de l’exception d’ordre public, qui relève, pour l’essentiel, des ordres juridiques nationaux. À l’inverse, la discrimination, qu’il s’agisse de son sens ou de ses effets, relève, pour l’essentiel, du droit de l’Union.

Dès lors que le règlement Rome III ne s’applique pas à la reconnaissance d’un divorce privé, qu’il soit un divorce religieux ou un divorce sans juge (comme la nouvelle forme française), la Cour soulève que « l’inclusion des divorces privés dans le champ d’application de ce règlement nécessiterait des aménagements relevant de la compétence du seul législateur de l’Union ». En attendant, les États sont renvoyés à leurs règles de droit nationales.

Dans la pratique, les juges nationaux font une distinction entre les répudiations de droit musulman qui sont prononcées devant une autorité religieuse et celles qui sont contrôlées par une autorité judiciaire, telles qu’issues du Code de la famille marocain de 2004. Dans le premier cas, le refus de reconnaissance sera prononcé par le juge sur le fondement d’une violation à l’ordre public car la répudiation porte une discrimination basée sur le sexe des époux, et non sur le caractère religieux de la procédure. Dans le deuxième cas, les juges nationaux seront moins gênés à reconnaître une décision de divorce fondée sur une répudiation.

Conclusion

Bien que la Cour de justice soit restée en retrait, l’affaire Sahyouni permet ainsi à nouveau de souligner l’importance de la non-discrimination à raison du sexe dans le droit de l’Union. Ceci est une notion européenne, dont le droit de l’Union exige le respect parce qu’elle contribue à la réalisation d’une conception de la justice qui doit prévaloir sur le territoire de l’Union.

En excluant l’application du règlement Rome III, la discussion autour de l’éviction d’un droit discriminatoire par application de l’article 10 est anéantie. Cette disposition protège un droit fondamental, celui de pouvoir divorcer dans les mêmes conditions, que l’on soit homme ou femme. Contrairement à l’article 12 du règlement Rome III, qui laisse aux juges nationaux la liberté d’apprécier l’existence d’une atteinte à l’ordre public, l’article 10 ne contient pas de marge d’appréciation. En réalité, l’article 10 exige de refouler la loi étrangère dans son intégralité, et non uniquement de faire obstacle à « une disposition » isolée qui serait jugée incompatible avec l’ordre public du for, comme l’article 12 le prévoit. Les dispositions des articles 10 et 12 doivent donc être nettement distinguées.

Il nous reste à espérer qu’une nouvelle affaire soit portée devant la Cour de justice afin de permettre un réexamen plus approfondi des conséquences d’une intersection entre le droit de la Charî’a et l’application du droit de l’Union, à la lumière des principes fondamentaux tels que l’égalité des sexes.